Bernadette Lisibach et Mathieu Bruno ont été distingués lors de la première édition du Mérite culinaire suisse aux côtés de Frédy Girardet, Ale Mordasini et Stéphane Décotterd.
2020 sera assurément l’année Bernadette Lisibach. Après avoir décroché la première étoile au guide Michelin l’hiver dernier, la note de seize au Gault & Millau, la cheffe du Neue Blumenau, à Lömmenschwil (SG) vient de recevoir les insignes du Mérite culinaire suisse, première édition. Qui est cette bosseuse passionnée – Lisi pour les intimes –, dont la modestie et la réserve cachent mal une boule d’énergie? Elle qui a grandi dans une ferme de l’arrière-pays lucernois, avec cinq frères et sœurs, de grandes tablées couvertes d’excellents produits, cultive désormais avec le même naturel un immense potager débordant de rhubarbe, verveine, livèche et moult légumes.
Le rêve de nombreux chefs, en somme, prolongé par un grand jardin et son ruisseau, des cascades de glycine qui colonisent les deux terrasses. A première vue, Lömmenschwil (SG) – 1300 habitants au milieu des verdoyantes prairies saint-galloises, des vaches brunes innombrables – paraît au beau milieu de nulle part. C’est inexact, si l’on songe que cette belle enseigne campagnarde a vu passer (brièvement, c’est vrai) Nenad Mlinarevic, Thuri Maag mais aussi Vreni Giger, qui y a fait ses classes.
Bernadette y est arrivée en novembre 2011, après un apprentissage classique dans une clinique, des expériences dans plusieurs palaces, dont le Victoria Jungfrau, à Interlaken, et huit ans en Engadine chez Daniel Bumann (ex-Chesa Pirani, La Punt, en quelque sorte le Gordon Ramsay de la télé alémanique).
Aujourd’hui, l’opulent terroir saint-gallois et thurgovien, ses vergers, le lac de Constance qui scintille au détour de la route, tout ce paysage serein se reflète dans les assiettes. Des goûts justes, très purs. Une base éminemment classique soulignée par des sauces. Par exemple? Un tartare d’omble ultrafrais, avec quelques lanières de fenouil, un jus de fenouil, trois touches de mousse carotte. Trois couleurs, trois saveurs, guère plus, mais restituées dans leur quintessence. Des ravioles d’artichauts, chanterelles, hollandaise citronnée, un soupçon de livèche du jardin ne racontent pas autre chose. Des histoires simples de terroir, des saveurs nettes. Du veau de la région cuit à basse température d’une grande tendreté, avec une touche aigre-douce tomate-mangue. «Presque tout est local, voire du jardin, explique la cheffe. Mon boucher travaille avec son frère éleveur à Mörschwil, le poisson arrive en direct du lac, les voisins nous amènent leurs baies. Mais je ne m’interdis pas d’intégrer des produits nobles. » Et toujours au premier plan, le produit: «Je n’aurais jamais pu faire de la cuisine moléculaire. Mes modèles? J’ai beaucoup aimé la cuisine de Philippe Rochat, mais aussi Franz Wiget. Et récemment, celle d’Emmanuel Renaut.» Bref, une ambition immense nommée simplicité.
On l’avait repéré dans les Franches-Montagnes, une adresse improbable nommée le Paysan Horloger, dans les locaux d’un musée de l’horlogerie. On le retrouve Là-Haut, à Chardonne, où sa cuisine a littéralement pris de la hauteur, une belle envolée dans le décor idyllique qui fut longtemps celui de David Tarnowski. Arrivé en 2018, Mathieu Bruno a rebaptisé Le Montagne, zénifié l’intérieur, laissant la vedette à toute cette beauté lacustre et alpine. Pour le jeune chef natif de Montreux, c’est un retour aux sources réussi. Il raconte avoir grandi avec le livre de Frédy Girardet pour bible. Ou à peu près. Dans une famille qui adorait cuisiner. Mauro Capelli, alors au St-Christophe à Bex, est un ami de la famille et enfant, Mathieu a passé beaucoup d’heures dans sa cuisine, avec une fascination croissante.
Ce sera donc un apprentissage à l’Eden au Lac, à Montreux; suivront un an auprès de Denis Martin et ses créations techno-destructurées, puis deux ans chez son exact contraire, à savoir le très classique Jacques Chibrac au Mont-Pèlerin. Direction le Sud là-dessus, dans un resto étoilé du Var, puis le chic Golf Resort de Roquebrune, avant de revenir en Suisse, à l’Auberge de l’Onde. On est en 2012 et toutes ces explorations nomades ont donné envie à Mathieu de s’installer pour faire sa propre cuisine.
Au Boéchet, il se met au diapason de la clientèle locale: carte de proximité ambiance bon enfant et menu de la St-Martin. Des produits simples mais travaillés, des viandes de super éleveurs, un menu à l’ardoise à composer soi-même, peu de produits de la mer, vu la situation. Aujourd’hui, à Chardonne, c’est certes plus facile de se faire livrer en direct la pêche du jour de Bretagne, mais aussi de formidables produits de la région. On déguste ainsi, par exemple, un maquereau en escabèche, poireau et amande ou un tartare de veau à l’ail des ours, espuma d’asperge blanche aux saveurs franches et à l’esthétique ciselée; voire un St-Pierre au citron noir, brocoli et ail doux et in fine une sphère fraise, aneth, pignons. Pour ses assiettes colorées, son plaisir à jouer sur les textures, son adresse de charme affiche souvent complet et s’est vu décerner un 16 par le guide Gault & Millau.
(Véronique Zbinden)