Depuis 1992, le Domaine des Coccinelles, à Saint-Aubin (NE), est le plus grand domaine viticole cultivé entièrement en bio, label bourgeon, de Suisse. Retour sur cette aventure écologique avec Pierre, le fils du fondateur Maurice Lambert, décédé il y a deux ans.
Aventure écologique, parce que ce géologue, qui a accompli une partie de sa carrière aux EtatsUnis, est revenu sur les terres paternelles il y a dix ans seulement, «quand [son] père avait déjà 75 ans». Il faut dire que la figure paternelle impressionnait: Maurice Lambert, passionné de botanique, avait agrémenté d’une biodiversité florale ses vignes, dont certaines plantées sur le coteau, comme à la Peyat, sur 10 hectares d’un seul tenant, là où il y avait naguère champ de maïs. Mélisse, origan, thym, œillet, fraisier, coquelicot se glissent entre les ceps, dans un touffu jardin extraordinaire pour une monoculture comme la vigne! Maurice Lambert était un solide meneur d’hommes. Socialiste, ce qui reste peu commun dans la viticulture, il a présidé la coopérative, les Caves de la Bé- roche. Et si Les Coccinelles sont une étiquette connue et diffusée à grande échelle par Coop, dès le début de son label Natura Plan, le raisin est livré dans les locaux de la coopérative, où les cuves sont propres au vin bio, bien sûr, mais ne sont pas logées dans une cave distincte. Le vin est, dans ses grandes lignes, élaboré comme le conventionnel, explique l’œnologue Michael Loubry. Il veille toutefois à abaisser la «dose» de S02 dans ces vins, mais n’entend pas prendre le risque d’une fermentation alcoolique languissante, parce que spontanée et sans levures sélectionnées.
A l’exception de 700 m2 de gewurztraminer fournis par Dominique Reichel, Les Coccinelles restent la seule entité cultivée en bio sur les quelque 50 ha de la coopérative. Mais si elles représentent 46% de la surface cultivée, elles ne contribuent qu’à hauteur d’un tiers (120 tonnes de raisin) à la vendange vinifiée, bon an, mal an, détaille le gérant Caleb Grob. L’essentiel se passe dans le terrain. Pierre Lambert l’avoue: «Je ne sais pas ce que sont les produits phytosanitaires classiques.» Les cépages cultivés sont classiques pour Neuchâtel: 50% de pinot noir, d’une belle diversité de clones de Bourgogne, peu productifs, 35% de chasselas et onze autres cépages, en blanc, du chardonnay, gewurztraminer, du viognier, du pinot gris, du doral et du solaris, planté récemment. Et en rouge, du gamaret, du garanoir, du mara (les trois «frères» tous issus du croisement par Changins du gamay et du reichensteiner — proposés dans un assemblage dès 2016) et, en monocépage depuis 2015, le déjà fameux divico. On le sait, ce croisement de gamaret et de bronner, un raisin blanc lui-même issu d’un riche pedigree étonnant où se rencontrent les variétés originelles de «vitis», ne nécessite que peu ou pas de traitement…
Alors, est-ce le cépage miracle qui évacue la question bio en supprimant, précisément, les huit à dix traitements annuels nécessaires pour que le cep donne des fruits? «Oui et non», répond Pierre Lambert. «D’un côté, ce nouveau cépage permet au vigneron une économie, de produits et de temps, de l’autre, il ne résout pas la question des cépages traditionnels. Et pas non plus, le travail et la gestion du sol», explique-t-il. Avec un gros client comme la Coop (80 000 bouteilles par an), le vigneron sait que le marché n’est pas prêt à sacrifier les cépages traditionnels. Et, quand il parle du sol, le géologue pense plus loin. Notamment au stockage du carbone et à la manière d’utiliser des poudres de roche pour piéger le C02. Il est un des rares à les utiliser pour remplacer l’engrais et a mandaté l’Institut de pédologie de l’Université de Lausanne pour étudier leur impact sur l’environnement.
On est loin des «trois décis d’œil» (sous-entendu de perdrix!) bien frais sous la tonnelle… Outre les vins monocépages sous étiquette sobre et facilement reconnaissable dans le linéaire des supermarchés, les Caves de la Béroche ont développé des vins pour la gastronomie, dont un blanc et un rouge d’assemblage, puis le divico pur, mais aussi un rosé, et le solaris en vin doux, sous des noms de fantaisie (Cuvée Marlène, blanche, Cuvée Scarlett, rouge, œil-de-perdrix, Ladybird, solaris, Dolc’inelle). Sous un habillage un peu plus sexy que les petites bestioles rouges à points noirs acoquinées au bourgeon vert du label homonyme…
Mine de rien, la démarche entamée il y a 25 ans au Domaine des Coccinelles a essaimé dans le vignoble du littoral neuchâtelois: 20% de la surface, soit 120 ha, sont déjà labellisés et une centaine d’autres sont soit «officieusement» en bio (et biodynamie), soit en reconversion, comme le Domaine de Montmollin, à Auvernier, qui fait passer ses 50 hectares en biodynamie dès cette année.
(Pierre Thomas)