Réunis pour la première fois, Anne-Sophie Pic et Andreas Caminada ont livré un récital éblouissant marquant les dix ans de l’arrivée de la cheffe au Beau-Rivage Palace de Lausanne.
Ils s’étaient juste croisés lors de quelques congrès auparavant et on les sentait sincèrement heureux de se rencontrer vraiment, et de faire «dialoguer leurs deux univers». Fin mars, ils sont arrivés le matin même, Anne-Sophie Pic de Valence, Andreas Caminada de Fürstenau, entouré de quatre membres de sa brigade, à bord du camion chargé de sa vaisselle et de ses produits fétiches. Les Alpes et la vallée du Rhône. Rencontre étincelante traduite en une dizaine de plats, assortis des élixirs rares choisis par leurs sommeliers respectifs. A l’occasion des dix ans de son arrivée au Beau-Rivage Palace, à Lausanne, Anne-Sophie Pic avait convié Andreas Caminada le temps d’une soirée de gala. La cheffe valentinoise souhaitait marquer cet anniversaire par «quelque chose de spécial»: «Sans connaître vraiment Andreas, je suis ce qu’il fait et j’aime son univers très pur, fait d’assiettes blanches, d’élégance, de sincérité.» La date avait ainsi été fixée depuis plus d’un an et les deux chefs se sont parlé par téléphone pour organiser l’événement. Si Anne-Sophie n’a pas encore réussi à faire le voyage des Grisons, Andreas, lui, est déjà venu à deux reprises à sa table lausannoise. Et à l’heure de passer en cuisine, le chef de Schauenstein se disait de même «super heureux de cette occasion: la maison Pic est une institution, Anne-Sophie une icône et une inspiration». Une soirée de virtuosité, donc, lors de laquelle les deux chefs ont présenté des plats signature, et qui a permis de contribuer à la Fondation Uccelin d’Andreas Caminada, laquelle soutient les jeunes talents de la profession. On songe au passage que les deux guides nationaux seraient bien inspirés de porter – enfin – la table lausannoise d’Anne-Sophie Pic à la place qu’elle mérite.
Comment réunir deux immenses talents créatifs et deux styles aussi divers et personnels à travers un menu unique à quatre mains? «L’idée n’était pas d’imaginer des plats ensemble, mais plutôt d’évoquer nos deux univers, de les faire dialoguer pour les présenter au public», précisent d’emblée les deux chefs. «C’est un exercice de voltige, périlleux, mais aussi une formidable expérience», estime Andreas Caminada, qui s’est aussi prêté au jeu récemment avec Gaggan Anand, et qui précise tout de suite qu’«il n’y a aucune compétition, c’est plutôt un échange très personnel et amical».
Le courant semble être vite passé entre ces deux stars modestes, qui totalisent tout de même une douzaine d’étoiles Michelin à eux deux entre leurs différentes adresses (sept pour Anne-Sophie, cinq pour Andreas). Le casting avait du reste attiré une cinquantaine de fans, bravant la manif altermondialiste du jour, parmi lesquels plusieurs chefs fameux, d’Emmanuel Renaut à Pierrot Ayer.
Pour un tel événement, «on hésite entre l’envie de créer des plats complètement nouveaux et printaniers et le souci d’assurer avec nos plats signature», explique Anne-Sophie Pic. Qui a plutôt opté pour la seconde option, avec une exception pour les asperges, les premières de Roques-Hautes, remarquables ce soir-là en version marinade à l’anis vert, sorbet verveine et réglisse.
Là-dessus, la cheffe avait choisi de réinterpréter ses fameux berlingots avec un cœur coulant de gruyère et vacherin, de la truffe, un consommé de champignons, pu-erh et shiso. Mais encore ? Il y eut aussi des St-Jacques avec leur émulsion très iodée aux parfums de fenouil et bergamote et un bœuf d’Hérens mariné au poivre de Tasmanie, bourgeons de cassis et gin, betteraves fumées et chutney de fruits rouges – autre harmonie aussi exquise que subtile autour d’une viande rouge d’exception.
De son côté, le chef grison avait notamment retenu parmi ses plats signature le chou glacé, graines de moutarde, une féra marinée, fenouil fermenté et ail noir – de petits bijoux d’élégance et de raffinement, visuel et gourmand – et un ris de veau non moins délectable avec ses pickles de légumes, son architecture ciselée et ses contrastes de couleurs.
Pour accompagner le dîner, Paz Levinson (Meilleure sommelière du monde 2016, qui travaille désormais au sein du groupe Pic) et le sommelier d’Andreas Caminada avaient imaginé ensemble le pairing des mets et boissons, débutant par un saké rare et se concluant par cocktail au thé Hojicha-Cubèbe, miel et Single Malt suisse; entre les deux, une alternance de quelques formidables crus des Grisons et de la vallée du Rhône: sauvignon blanc d’Irene Grünenfelder, Crozes-Hermitage, Condrieu; Completer Selvener de Donatsch et autre Saint-Joseph de Jean-Louis Chave.
On songe que le duo a beaucoup en commun et à la fois quelques formidables contrastes à proposer; une sensibilité et une intuition proches, une même forme de sincérité et pourtant deux cultures et deux héritages opposés.
Caminada manie volontiers les techniques de fermentation, là où Pic est plus encline aux marinades. Il est volontiers dans des harmonies végétales d’une grande pureté, nettes, brutes, parfois tranchantes, ne craignant pas l’amertume; elle aime les infusions florales, le thé vert et le dashi japonais, les agrumes et les poivres marinés. Une soirée de virtuosité, qui a aussi permis de contribuer, à hauteur de dix francs par convive, à la Fondation Uccelin d’Andreas Caminada, laquelle soutient les jeunes talents de la profession. On songe aussi que les deux guides nationaux seraient bien inspirés de porter – enfin – la table lausannoise d’Anne-Sophie Pic à la place qu’elle mérite.
(Véronique Zbinden)