Dès la vendange 2017, les deux cépages emblématiques de la plus grande île de la Méditerranée seront vinifiés (et vendus!) uniquement sous les critères de la «dénomination d’origine contrôlée» DOC Sicilia.
Certains petits producteurs, parmi les trois mille de l’île, ont peur d’une uniformisation dictée par les grandes caves, notamment via les contrôles, renforcés sous l’égide du Consorzio de tutelle de la DOC Sicilia, présidé par Antonio Rallo, le patron de Donnafugata. Par rapport à l’«indication géographique typique» IGT Terre Siciliane, les rendements des deux cépages emblématiques seront abaissés tous les deux à 1,4 kg au mètre carré. Soit une baisse de 0,4 kg pour le grillo blanc et de 0,2 kg pour le nero d’avola rouge. Ces quotas s’appliquent dès le millésime 2017, qui se vendange actuellement. Pour 2016, la DOC Sicilia représentait les deux tiers des 42 millions de bouteilles mises en marché sous la qualification de DOC, la plupart régionales et marginales, même pour l’Etna.
Sous réserve de droits acquis, depuis 2015, les vins DOC Sicilia doivent être embouteillés sur l’île. Certains producteurs préfèrent encore procéder à ces opérations là où ils stockent et distribuent leurs vins, dans la Péninsule, comme les Toscans Filippo Mazzei (propriétaire du Castello di Fonterutoli dans le Chianti) et Antonio Moretti (domaine de Sette Ponti qui produit le vin IGT Oreno). Les deux ont investi en Sicile au début des années 2000.
Dans les collines proches de la ville baroque de Noto, nichée dans son parc naturel d’arbres centenaires, la belle maison des Mazzei, abrite une cave modeste, pour vinifier les raisins de 21 hectares en «albarello» (gobelet), «là où le nero d’avola est né», précise le propriétaire. Non loin, Feudo Maccari, à Pachino, affiche avec insolence sa présence en façade orange. Sa cave moderne, avec son chai de béton et d’inox, trône au milieu de 170 ha de vignes, dont 50 ha cultivés traditionnellement en gobelet. Sur ces terres calcaires, un réseau de microtuyaux, à 50 centimètres en sous-sol, permet d’irriguer au besoin le «nero calabrese», aux petites grappes plus serrées que le sangiovese et qui peuvent souffrir de la sècheresse en été.
Il existe au moins trois «biotypes» du cépage rouge «signature» de l’île. Le master of wine Mark Pygott a tenté de démontrer que cette variabilité de la plante influence le goût des vins, lors de la présentation de Sicilia en primeur, fin avril, dans les environs de Catane. Force est de constater que c’est la vinification qui détermine le goût final, sans qu’on puisse définir un «style» propre au cépage. Mais on ne dirait pas autrement de toute variété vinifiée en monocépage et témoin de son terroir, comme le pinot noir. Au domaine de Valle di Acate, Gaetana Jacono, du reste, aime bien dire qu’ils se considèrent «davantage Bourgogne que Bordeaux», tout en affirmant, dans un nouveau local destiné à des cours de cuisine pour touristes de passage, que «la meilleure expression des vins se démontre à table.»
Dans le goût du consommateur, le «nero d’avola» s’apparenterait plus au malbec argentin, tout en s’éloignant du primitivo des Pouilles, qui est aussi le zinfandel californien. Filippo Mazzei s’en tient à une comparaison toscane: «Le nero d’avola, comme le sangiovese, n’est pas facile à travailler pour en extraire le meilleur et il est plus difficile d’obtenir de la fraîcheur (que sur le sangiovese).»
Si le style du «nero d’avola» se cherche, entre vins faciles à boire et cuvées luxueusement élevées sous bois à garder, la fraîcheur se retrouve sur les rouges de l’Etna, tirés des cépages nerello mascalese et cappuccio. Et, ailleurs, sur des vins à base de perricone et de frappato. Ce dernier donne, dans la région de Vittoria, à hauteur de 40 à 50%, en assemblage avec le nero d’avola local, le seul vin sicilien classé, depuis 2005, «dénomination d’origine contrôlée et garantie», le plus haut niveau de la hiérarchie italienne, le Cerasuolo di Vittoria DOCG. Et les trois quarts des vignes de la dénomination seraient déjà cultivées selon des critères bio.
En monocépage, le frappato donne un vin léger et fruité. Productif, il peut nécessiter un double passage dans les vignes : les raisins les plus précoces sont alors cueillis pour élaborer un vin mousseux, en cuve close, comme chez Maggio Vini, 27 hectares à Pettineo, près de Vittoria, qui récolte le reste à la mi-octobre. Tandis que Terre di Giurfo, au contraire, cherche la surmaturation pour son frappato «passito» Uniku…
Avec moins de 200 hectares admis en DOCG, le Cerasuaolo di Vittoria reste une rareté, produite à moins d’un million de bouteilles. C’est quatre fois moins que l’Etna (800 ha). Ensemble, ces deux régions de la Sicile orientale ne représentent que quelques pour cents des vignobles de l’île. Concrétisant «un rêve nourri depuis longtemps», Donafugata, 270 hectares dans la région de Contessa Entellina (centre-ouest), vient de récolter, en 2016, les premiers fruits de ses deux nouvelles propriétés, l’une de 15 ha sur l’Etna (dont 2 ha de cataratto blanc), et de 18 ha (7 ha de frappato) à Vittoria. Avec ses 68 ha sur l’île de Pantelleria, le grand défenseur et premier président de la DOC Sicilia, Antonio Rallo dispose d’un «portefeuille» complet des meilleurs vins. Devant ces enjeux économiques, il vient de quitter, cet été, la présidence de l’Unione Italiana Vini, où il avait été nommé quatorze mois plus tôt, en mai 2016. Vice-pré- sident, le Piémontais Ernesto Abbona (cave Marchesi di Barolo) lui a succédé.
(Pierre Thomas)