Défricheurs de saveurs, ils sont les fournisseurs attitrés des grandes tables. Pour aller jusqu’au bout de sa démarche, le couple vaudois cultive désormais du poivre en Indonésie.
Le Monde des épices, c’est le nom de la petite entreprise créée par deux passionnés voici 24 ans. Une épicerie de haut vol que tous les chefs pratiquent et apprécient, d’Anne-Sophie Pic à Philippe Chevrier. Logique aussi du coup, quand on connaît ces puristes du goût et leur philosophie jusqu’au boutiste qu’ils soient allés prendre pied sur une île indonésienne aux allures de paradis perdu.
«Belitung, c’est Bali il y a 40 ans», soupire Patrick Rosset, avec une petite lumière dans les yeux. A une heure d’avion de Djakarta, à l’est de Sumatra, jalousement préservée du tourisme de masse, Belitung est réputée être le berceau du poivre blanc, une de ses terres d’élection. «C’est Belitung qui nous a choisis et non l’inverse»: une jolie histoire qui est arrivée un peu par hasard.
Mais d’abord, il faut savoir que l’aventure de Corinne et Patrick commence par un voyage. Il est restaurateur, elle a une formation d’employée de commerce. Ils se marient très jeunes et partent faire le tour du monde. Un an à tourner dans tous les lieux qui les faisaient rêver, enfants. Route de la Soie, comptoirs, caravanes, souks et marchés improvisés, déserts brûlants ou monts parfumés de Polynésie. Au retour, ils travaillent dans divers établissements, Patrick en cuisine, Corinne en salle, avant de décider, leurs enfants nés, de s’affranchir des contraintes de la restauration. Les épices sont leur marotte: un fonds de commerce est à remettre du côté d’Epalinges, ils embrassent ensemble cette belle aventure.
Au fil du temps, les Rosset se constituent un sacré carnet d’adresses, du Restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier et ses patrons successifs à Didier de Courten, Carlo Crisci ou Anne-Sophie Pic. Chez eux, on vient chercher des références mystérieuses à l’oreille des non-initiés, aux sonorités musicales: Voatsiperifery, Tilfda, Sarawak, Malabar, Kampot ou Lampong. Le poivre tilfda, aux arômes fruités de pamplemousse, le poivre de Tasmanie au goût de violette, la fraîcheur aux nuances résineuses du Sarawak, la finesse du Penja, les notes toastées du Lampong. Ou même le plus étonnant: le poivre des oiseaux récolté au Cambodge dans le sillage du Bulbul goiavier, petit oiseau friand de poivre mûr, qui rejette les baies débarrassées de leur péricarpe. Une saveur d’agrumes et florale inouïe pour certains, une tocade pour d’aucuns.
Entre-temps, un rituel s’est installé chaque année. Comme d’autres font leur tour de salle à l’issue de chaque service, Corinne et Patrick font chaque année, en mars, un périple en Asie pour aller rencontrer leurs fournisseurs. «Il y a deux ans, nous avons décidé de finir par l’Indonésie, désormais un des plus gros producteurs mondiaux de poivre, du muntok noir au lampong blanc, zone que nous avions quelque peu négligée du fait de sa relative banalisation.»
L’archipel de Bangka Belitung serait, dit-on, à l’origine du poivre blanc. «Ça titillait depuis toujours notre curiosité. Du coup, après le Cambodge, nous avons fait halte à Belitung. Un petit paradis terrestre. Un hôtel 4 étoiles presque vide. Rien ou quasi. Nous avons loué une moto pour partir à la découverte. La rencontre de Stéphane et Sisi, un couple franco-indonésien au parcours étonnant, installé sur l’île a été déterminante. Ils nous ont servi de guides et nous mis en contact avec Arsel. Cette association se bat pour préserver son île, confrontée à une menace de déforestation liée à l’huile de palme, et à de gros problèmes environnementaux dûs aux anciennes mines d’étain.»
L’île compte 300 000 habitants, y compris quelque 3000 planteurs dont aucun ne possède plus de 200 plants. «Ce qu’on a goûté dans un premier temps était plutôt banal. On a visité différentes plantations et évoqué l’agriculture biologique, l’idée de cesser de recourir aux intrants. Là-dessus, on est repartis pour Kampot.»
Trois mois plus tard, les Rosset reçoivent les plans d’un musée du poivre, flanqué d’une ferme modèle, que le gouvernement indonésien leur demande de parrainer. «Ils avaient mandaté l’association Arsel et débloqué des fonds en un temps record!» C’était en mars 2015. Entre-temps, Patrick et Corinne sont retournés sur place et se sont mis en quête d’une plantation. «On est tombé sur un site fantastique au centre de l’île, entouré de forêts à la faune et à la flore incroyables, à une heure des plages du nord et de l’est, à 20 minutes de l’aéroport avec un réseau routier impeccable.»
Associés à leurs amis franco-indonésiens, ils achètent la plantation en janvier 2017: 1600 pieds ont été replantés, s’ajoutant aux 400 arbres en place, en cours de reconversion bio. «Avant d’être un investissement, c’était un coup de cœur», s’exclame Patrick, évoquant un potentiel extraordinaire, un futur conservatoire présentant toutes les épices indonésiennes avec un sentier didactique, des projets de potager et de jardin d’orchidées, le tout en permaculture. A terme aussi, peut-être, un eco-lodge. Son nom? Dunia Rempah, autrement dit le monde des épices.
(Véronique Zbinden)