Il a passé la moitié de sa vie à voyager grâce à la cuisine. Déjà à l’origine du Fiske Bar et de Susuru à Genève, il ouvre le Cinquième Jour selon un concept mêlant bistronomie et accueil des plus démunis.
Dix heures et des poussières au 25, rue des Eaux-Vives, artère vibrante de ce même quartier. Intense activité dans un local de poche un peu caché, entre magasin bio et cinéma d’art et d’essai. Trois personnes en cuisine s’activent pour tester le menu d’ouverture. En fait de cuisine, on dirait plutôt un omakase japonais avec son comptoir en U donnant sur une minicuisine. Sur le plan de travail, les produits dénichés à l’instant sur le marché voisin, à deux rues d’ici – des capucines flamboyantes, du chou kale, une poignée de dattes fraîches, d’étonnantes langues de bœuf (champignons) aux formes hallucinogènes – et ceux que déchargent l’un après l’autre des fournisseurs généreux. Du lait cru du Pays d’Enhaut et une motte géante de beurre de fromagerie, un cageot d’écrevisses et de poissons du lac.
A J-5 au Cinquième Jour, resto au concept inédit que Genève a découvert le 18 septembre dernier, un électricien s’attaque à une ouverture dans le mur pour finaliser l’installation. Discussions en anglais, en italien, entrecoupées de saluts et d’échanges hachés en français. Suivent un laveur de vitres et un technicien rappelé en urgence pour refaire les branchements effectués «tout de travers» sur le piano. On taquine les frontaliers qui gâcheraient le boulot, l’équipe ayant capté assez vite les vannes qui percutent dans ce bout de république…
L’équipe? A sa tête, Walter el Nagar, Milanais de naissance – 37 ans dont une douzaine à bourlinguer de Trondheim à Mexico –, et surnommé Mad Chef. Entré en cuisine un peu par hasard après avoir tâté des études de droit et écouté une prof lui dire qu’il était «trop idéaliste pour ne pas être déçu par ce cursus». Virage radical. Walter se retrouve dans une galerie chic de Milan, univers qui lui correspond mieux et ne cesse de le passionner. Il l’espère du reste contribuer à faire découvrir et émerger de jeunes talents grâce à son resto. Le métier de cuisinier est donc venu par hasard et lui a plu d’emblée, d’autant qu’il lui ouvrait les portes du monde. «J’ai appris le métier sur le tas et en voyageant, d’abord les bases classiques au Pont de Ferr, un resto historique de Milan et puis, pris par le virus du voyage, je me suis retrouvé à Trondheim sans trop savoir comment, puis de là en Angleterre et ensuite de l’autre côté de l’océan.»
Walter el Nagar crée le Barbershop à Los Angeles, un concept qui l’accompagne dans ses errances, porté par un joli succès. Après six ans au Mexique, où «il laisse son cœur», il reprend la route. Direction Moscou, Singapour, et Dubaï. On est en 2016. «Un ami de l’Hôtel de la Paix m’a appelé pour me parler du projet du Fiske Bar. Je suis venu mettre en place le concept et faire l’ouverture.» Là-dessus, les projets s’enchaînent: on le sollicite pour Susuru, le bar à ramen de la rue du Stand, adresse qui cartonne. Une fois lancé, le Mad Chef se retire et passe à autre chose. Un pop up cette fois, nommé Polp, un des succès de l’été dans le même quartier des Eaux-Vives, délicieusement créatif, métissé et souriant. Concept dont il a désormais remis les clefs à d’autres.
Le 18 septembre, la ruche s’est métamorphosée en petit resto de quartier branché, arty et solidaire. Le Cinquième Jour propose une cuisine créative, locavore, aussi bio et saisonnière que possible, des menus évolutifs quatre jours durant. Le cinquième jour précisément, les mêmes plats seront servis aux personnes démunies adressées par des ONG locales. «Le concept de Chef’s Table manquait à Genève, note Walter, et puis Massimo Bottura nous inspire tous avec ses Réfectoires. J’ai twisté la formule et ça a donné le Cinquième Jour, avec l’idée de l’ouverture et de la gratuité le cinquième jour.» Seule nuance, le chef est alors secondé par des bénévoles.
Une table de chef? Le décor d’un charmant resto de poche avec son comptoir en U japonisant, autour duquel prennent place une douzaine de convives. Au-delà du marbre, les apprêts et le dressage se font en direct sous leurs yeux. «Le midi, trois plats simples vite servis, essentiellement à partir de pâtes fraîches maison, avec à chaque fois une alternative végétarienne/omnivore. Le soir, on passe à un menu plus travaillé, en sept plats: un cuisine créative servie dans un décor soigné, notamment les assiettes dessinées par une céramiste locale, le tout pour un joli rapport prix-plaisir – 30 francs le midi, 100 francs le soir et selon divers accords mets-vins ou mets-bières. Autre originalité, les réservations se font sur le site et le paiement en amont, faisant aussi du Cinquième Jour un restaurant sans argent.
Il y a, par exemple, ce cristal de capucine, écume de noix, un tempura de morilles avec les champignons mis en conserve au printemps. Un carpaccio d’écrevisses du lac et un tartare végane. Un mini cheese cake aux saveurs du lieu et du moment. Ou peut-être une déclinaison autour des 30 shisos que cultive un maraîcher du lieu. Ingrédients locaux, recettes de partout, inspiration voyageuse.
Et sinon, toujours la bougeotte? «Le Cinquième Jour est un peu mon premier bébé, que j’ai entièrement conçu et dessiné moi-même, du coup je n’entends pas l’abandonner de sitôt.» Non, ces cinq prochaines années au moins, promis, il reste. Et puis Walter a retrouvé à Genève une atmosphère qui lui rappelle un peu celle de Milan, «à cette différence près que quand je prends mon café dans le quartier, je rencontre l’émissaire de l’ONU pour la Syrie et un physicien du CERN, un mélange de riches et de pauvres, d’avocats et d’ouvriers, un patchwork fou et des produits extraordinaires». Autrement dit, une espèce de concentré, de raccourci du monde dans un village, poursuit-il. Mais au fait, pourquoi ce surnom de Mad Chef? Rien de particulier si ce n’est que Walter a créé son compte Instagram à une époque où ils étaient rares: ses publications ont fait un malheur et du coup le nom est resté.
(Véronique Zbinden)