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Tim Raue, trublion de la scène berlinoise

Issu d’une famille modeste de Kreuzberg, enfant battu avant d’être enrôlé dans un gang, le chef allemand Tim Raue s’en est sorti grâce à la cuisine. Aujourd’hui à la tête d’une dizaine d’enseignes, doublement étoilé et trentième des 50 Best, le chef s’est tricoté une jolie success-story.

  • L’Asie influence beaucoup des créations du chef allemand. (Photos Nils Hasenau)
  • Tim Raue et Marie-Anne Wild, sa première épouse et toujours associée.
  • Dans son restaurant de Kreuzberg, à Berlin, le mobilier design est minimaliste et les références à l’Asie omniprésentes.

Sa cuisine est un peu à son image. Pimentée, concentrée, spicy, ne lésinant ni sur l’acide ni sur l’amer, volontiers sursalée ou parfois acidulée, elle ne ressemble à rien de connu. Exaltée, excessive, voire explosive. On retrouve la marque de fabrique de Tim Raue dans son vaisseau amiral de la Kochstrasse (la bien nommée rue des cuisiniers) déclinée en trois menus distincts – asiatique, végétal ou hommage à Berlin –, mais aussi dans ses trois brasseries de Berlin, Munich et Constance, ses quatre restaurants à bord des bateaux de croisière TUI. Et bientôt, à partir de 2025, un nouveau site s’y ajoutera, dominant la métropole: un nid d’aigle dans la Tour 32 des Télécoms, qui abrite plusieurs stations télé et radio sur ses 360 mètres de hauteur. Il y sera à pied d’œuvre, pourrait-on dire, pour les multiples apparitions médiatiques dont il est coutumier.

Ultra médiatisé, remarié à Katharina Wolschner, rédactrice en chef du magazine gastronomique Rolling Pin, Tim Raue apparaît régulièrement dans des émissions, séries télévisées et autres shows tels Kitchen Impossible, Star Kitchen ou Undercover Boss, après avoir été le seul cuisinier allemand auquel Netflix ait consacré un portrait de sa fameuse série Chef’s Table. Mais son histoire est d’abord celle d’un «mauvais garçon» devenu star de la Food. Une success-story évoquant un peu celles du Britannique Marco Pierre White ou du Français Thierry Marx: origines populaires, famille pauvre du quartier berlinois de Kreuzberg pour cet enfant malmené par la vie, qui raconte avoir connu la faim, maltraité et battu par son père, entré dans les gangs à l’adolescence pour se construire une identité sociale avant d’entrevoir une autre voie grâce à la cuisine.

L’Asie omniprésente

Pour revenir aux origines de ce parcours singulier, on revient aussi sur les lieux de son enfance, dans un Kreuzberg désormais gentrifié où déambulent des hordes de touristes. A deux rues du resto, les couleurs des Alliés tapissent le musée dédié au Checkpoint Charlie, avec cette nouvelle banderole bleue et or enjoignant à Poutine de quitter l’Ukraine. L’enseigne d’abord. Une carpe et un colibri stylisés qui paraissent danser ensemble, invitant à danser sur ce milieu du monde, cette frontière intangible entre est et ouest, la ligne de démarcation qu’explore le chef dans sa cuisine depuis qu’il a eu son épiphanie. L’Asie, désormais omniprésente dans ses créations: l’étage inférieur tapissé de céramiques et de vases évoquant le Japon, la Chine, la Thaïlande cohabite avec le mobilier et les œuvres contemporaines, des banquettes sobres et un mobilier design plutôt minimaliste.

A choisir entre les trois menus proposés, la version végane incluant plusieurs plats de la gamme Planted (la start-up suisse dont il est un grand fan et l’ambassadeur), le menu colibri hommage à Berlin et le menu koi, invitation au voyage à travers les couleurs de l’Asie, on est logiquement tentés par ce dernier. Tim Raue raconte volontiers combien il a été marqué par sa découverte de ces saveurs autres, voici une quinzaine d’années lors d’un voyage clé à Singapour, Bangkok, Tokyo et Hong Kong. «J’aime l’audace du répertoire thaï et ses épices dans leurs multiples déclinaisons, les techniques chinoises et le purisme japonais. »

«J’aime l’audace du répertoire thaï et ses épices dans leurs multiples déclinaisons»

Tim Raue, chef de cuisine

C’est assez précisément l’harmonie qu’on retrouve dans ses plats nommés coco, curry vert, laitue; brochet, miso, mandarine; bouillon de crustacés, physalis, tomate; asperge blanche, yuzu, fleur de sureau; veau, shiso, jalapeño. Voire dans les plats signatures qui l’ont fait connaître et qu’il se refuse à retirer de la carte: le canard Marie-Anne, qui décline la volaille en trois façons: le filet et sa peau croustillante, le foie en terrine, la chair et la carcasse rehaussés notamment de combava, de crème salée japonaise chawanmushi, de champignon bambou, de melon d’hiver, céleri et huile de ciboule.

Un standard qui lorgne davantage du côté de l’opulence que du purisme. Autre must de la maison, la langoustine wasabi, qu’il décrit comme des «montagnes russes de textures, de saveurs et de températures. Quelque chose comme de la musique house sur le palais, avec du fun, du rythme et de l’énergie».

Quant à son hommage à Berlin, Tim Raue raconte que sa «curiosité l’a ramené à ses racines, l’incitant à redécouvrir et réexplorer à sa manière le répertoire local». Ce menu-ci convie dès lors une découverte plus costaude de plats tels: concombre, truite, caviar impérial; sandre sangohachi (fermentation de riz et koji), choucroute, menthe péruvienne, jarret de cochon de lait Oma Gerda, pois jaunes, moutarde; fricassée de poulet, truffe noire, petits pois; bortsch de bœuf Wagyu, betterave, crème acidulée.

La cuisine pour donner un objectif à sa vie

C’est en 2008 que Tim met en œuvre sa petite révolution culinaire au terme de la réflexion née de ses pérégrinations, conviant pour la première fois (ou à peu près) l’inspiration asiatique dans le fine dining occidental. Il est alors un jeune chef reconnu après s’être cherché passablement, entre un héritage français dans lequel il ne se reconnaît pas et des expérimentations postmoléculaires qui ne lui ressemblent guère plus. Il raconte un peu de tout cela, de son enfance et de son parcours, ses combats et ses galères pour se faire une place dans un milieu rétif à accueillir un «sale gosse» venu des quartiers mal famés dans sa biographie: «Mon métier m’a motivé à donner une structure et un objectif à ma vie: réussir», explique-t-il. Elle expose entre recettes et anecdotes les objectifs et les motivations d’un battant, son appétit de vivre et de relever la tête.

Chef à 23 ans, il est rapidement repéré et étiqueté valeur montante par le magazine Feinschmecker, puis collectionne les distinctions (Berlin Master Chef, rising star 2005, chef de l’année Gault & Millau et première étoile Michelin en 2007 alors qu’il travaille au sein du Swisshôtel Restaurant 44). A l’issue de sa révolution asiatique, il enchaîne les consécrations, décrochant sa deuxième étoile Michelin en 2012, alors qu’il travaille désormais sous son propre nom. Son resto de la Kochstrasse est dirigé par sa première épouse et toujours associée Marie-Anne Wild.

«Je me pousse comme je pousse les autres à aller au bout d’eux-mêmes»

Tim Raue, chef de cuisine

Lorsqu’on lui fait remarquer combien il paraît dur, maltraitant souvent son staff dans l’épisode Netflix, il se dit toujours fidèle à sa vision du monde: «Je suis direct, j’ai toujours voulu gagner, réussir, je me pousse, comme je pousse les autres à aller au bout d’eux-mêmes. Si l’on n’est pas prêt à l’accepter, on ne postule pas chez moi», note-t-il.

A tout juste cinquante ans, que dit-il de son évolution et de ses projets? «Je suis toujours aussi passionné par mon métier, amoureux de la vie et de ma ville d’origine, curieux et ouvert, désireux de vivre intensément l’instant présent.» Quid de sa dernière révélation? «J’adore le mariage du grape-fruit et du poivre du Timut, qui évoque pour moi l’amertume flamboyante d’un coucher de soleil.»

(Véronique Zbinden)