Après avoir annoncé la fermeture de sa table gastronomique, le chef valaisan doublement étoilé se dit «heu-reux».
Quelles ont été les réactions à la décision récente de fermer votre table gastronomique?
C’est de la folie, le téléphone a sonné comme jamais, les gens veulent venir encore une fois au resto et partager un bon moment. C’est une marque d’affection à laquelle je suis sensible… Certains me croient déprimé mais au contraire, je suis heu-reux. Je me sens en accord avec moi-même, mes principes, la personne que j’ai envie d’être: des dizaines de chefs m’ont appelé pour me dire qu’ils adhéraient complètement à ma démarche et que s’ils pouvaient, s’ils n’avaient pas à rendre des comptes à leurs actionnaires, ils feraient pareil.
On a évoqué une fin de bail, mais concrètement qu’est-ce qui va changer au Terminus?
Notre bail court sur 20 ans, dont il reste quatre ans et demi. Nous n’allons pas déménager. Mais opérer un changement en profondeur. Nous fermons le restaurant gastronomique le 19 décembre. L’Atelier sera un peu transformé pendant la fermeture. La salle du restaurant gastronomique, qui venait d’être rafraîchie, sera juste un peu réaménagée: on pourra y mettre de longues tablées, accueillir des événements culturels et thématiques, dégustations de vins, etc., que nous allons mettre sur pied.
Quid de la carte?
Il n’y en aura plus qu’une. Ce sera plus décontracté et accessible. Nous mettrons encore plus l’accent sur les produits locaux. Sans rien exclure. J’ai toujours fait une cuisine de la saisonnalité et ça ne va pas changer. Je veux rester créatif et faire la cuisine que j’aime. Si j’ai envie de faire une bouillabaisse, pourquoi pas? Et si je veux travailler une mangue verte exceptionnelle, je ne vais pas me l’interdire. Pas sûr toutefois que je ferai encore du turbot sauvage.
Votre annonce survient après celle d’autres chefs renommés, dont Yoann Conte, qui se sont dit lassés d’un système. La pandémie a été un déclencheur pour vous aussi?
La réflexion est en cours depuis trois ans, la décision a été très rapide: il manquait un déclic, un temps calme pour la traduire en actes. Le Covid-19 nous aura valu la pause permettant de se demander: qu’est-ce que je fais de ma vie? Il n’y a là aucune considération économique: mon entreprise va très bien. C’est plutôt la question de savoir ce que j’attends de la vie à 52 ans. C’est un choix du cœur. On a eu la 1re étoile Michelin en 1996, la 2e en 98, j’ai couru après la 3e pendant 22 ans, investi beaucoup dans l’humain, le matériel, les infrastructures, tout ça pourquoi? Je ne veux plus être l’esclave de règles auxquelles je ne crois plus. Changer de vaisselle à chaque carte, avoir une agence de com. Avoir une carte de vins du monde entier et deux sommeliers pour 50 couverts. Avoir du reblochon sur mon chariot de fromages… Michelin m’a clairement dit que je devais avoir deux cuisines distinctes, une par resto, si je voulais viser la 3e étoile. Vous pouvez faire ça en métropole, pas ici. Je veux travailler sans entraves et l’esprit libre.
A lire la presse, la cuisine vous aurait «volé des années de vie»?
C’est inexact, ce n’est pas ce que je ressens. Je dirais plutôt que j’ai sacrifié des instants de bonheur à ma passion pour la cuisine. Ça oui. Ma vie privée est souvent passée au second plan: je n’ai pas assisté à la naissance de mon fils, un samedi 2 janvier où nous étions pleins à craquer, j’ai raté le mariage de proches. Mais j’assume, je ne regrette rien. C’est une phase de ma vie. Quand on est très jeune, on veut relever tous les défis, maintenant je veux construire un nouveau projet.
En termes d’emploi, ce choix va logiquement entraîner des licenciements?
Nous sommes 21 en cuisine, avec trois casseroliers, cinq pâtissiers. On est 42 dans l’équipe, on ne va pas pouvoir rester 42.
La gastronomie a-t-elle encore un avenir?
Oui, mais en métropole et avec l’aide de sponsors. C’est impossible de répercuter les coûts réels d’un gastro sur l’addition finale. Avec les prix que je pratique ici (menu à 220 francs et marchandise représentant plus de 40% du prix), vous perdez de l’argent tous les jours. Ce sont l’hôtel et l’Atelier qui font tourner l’entreprise. Sauf à avoir des sponsors, une table gastronomique est un panier percé. De tous les 19 du Gault & Millau, je suis l’un des rares à être indépendant.
(Propros recueillis par Véronique Zbinden)
Davantage d’informations:
www.hotel-terminus.ch/fr