Dominique Crenn, la cheffe d’origine bretonne au parcours atypique vient de décrocher sa troisième étoile au guide Michelin. Une première en Amérique du Nord.
Aen croire la dernière édition américaine du Michelin – mais aussi le récent congrès Madrid Fusion dont elle était l’invitée –, la Californie s’affirme comme l’une des régions les plus gourmandes de la planète, avec huit établissements trois étoiles, contre cinq à New York. Parmi celles-ci, quatre reviennent à Dominique Crenn.
Le guide rouge salue le mélange de «grâce, de talent artistique, de savoir-faire et de goût» de la cheffe d’origine bretonne, désormais première cheffe triple étoilée d’Amérique du Nord. Atelier Crenn, sa table gastronomique et ultracréative décroche son troisième macaron, alors que le Bar Crenn, plus accessible, qui revisite le répertoire français en lui associant des vins bios et biodynamiques, fait son entrée dans les mêmes pages.
Auparavant, cette longue dame brune, quinqua aux allures d’éternelle ado, regard pétillant sous des couvre-chefs originaux, avait été élue Meilleure cheffe par le classement des World’s 50 Best Restaurants en 2016. Un titre qu’elle avait hésité à accepter avant de décider de s’en servir pour promouvoir la parité. Militante, Miss Crenn monte volontiers au créneau, qu’il s’agisse de sexisme ou d’immigration: elle disait aussi souhaiter que ce prix n’ait plus de raison d’être et disparaisse à court terme. Elle est également la seule à siéger au sein du conseil d’administration du prestigieux Basque Culinary Center, voué à la création et à l’innovation, au côté de Ferran Adrià, Massimo Bottura et Alex Atala, notamment.
Mais pour en revenir à l’Atelier Crenn, un repas y débute immanquablement par l’évocation apéritive de ses origines bretonnes: une sphère blanche croustillante de beurre de cacao renfermant cidre et crème de cassis, qui explose en bouche. En plus du kir breton, le dîneur reçoit un poème d’une douzaine de lignes, construit comme un récit. Chaque énoncé correspond à un plat: une succession de bouchées de taille variable, à la fois délicates et sophistiquées, déconcertantes parfois, étonnantes toujours. Des plats nommés «naissance» ou «balade en forêt», «graines et semences» ou «rucher», se référant à son vécu, ses émotions mais aussi au présent et à la Californie, où elle compte parmi les pionniers de la philosophie Farm to Table, une des chantres de la cuisine bio et locavore. Par exemple? Des ormeaux grillés, escortés d’algues braisées, d’orties sauvages; des bouchées associant caviar osciètre, crème de riz fermenté, crêpe croustillante de sarrasin; du crabe, des pickles d’algues et beurre de pomme...
Des plats qui sont aussi d’une grande beauté visuelle. La signature de Dominique Crenn? «Une élégance, une sensibilité hors normes, portées par une technique impeccable», relève la critique. Depuis 2010 et l’ouverture de son Atelier, l’ascension est fulgurante: première étoile en 2011, la deuxième deux ans plus tard, et James Beard Award la même année que la consécration suprême du Michelin. Parfois qualifiée de cérébrale à ses débuts, sa cuisine s’est affirmée comme «respectueuse du produit, portée par une belle sensibilité pour un résultat bouleversant», dixit Guy Savoy.
Pour comprendre la philosophie de Dominique Crenn, il faut replonger dans son enfance telle qu’elle la racontait sur la scène du Forum Parabere, celle de Chef–Alps à Zurich ou dans le portrait que lui a consacré Netflix dans Chef’s Table. Parfaite autodidacte, la jeune Dominique se rêvait photographe avant d’être recalée à l’examen d’entrée de l’Ecole lyonnaise de photo. Petite déjà, ses parents l’emmenaient dans des restaurants étoilés. Son père, politicien et artiste à ses heures, et sa mère, excellente cuisinière et hôtesse, ont toujours encouragé sa veine créative: «Va au bout de tes rêves, ne t’interdis rien.»
Elle a suivi à la lettre l’injonction paternelle pour quitter son Finistère natal et voguer jusque sur les rives du Pacifique, où elle s’installe dans les années 1990; elle fait alors un passage marquant chez Jeremiah Tower, star entre les chefs californiens. Débarquant en cuisine au culot, sans aucun bagage professionnel, elle se fait engager sur sa passion de braise, son enthousiasme, sa folie douce. «Je n’avais aucune expérience, juste envie de me lancer, il m’a fait confiance, m’a confié des responsabilités. C’est aussi ce que j’essaie de faire avec mon équipe.»
Là-dessus, reprise par son goût du voyage, Dominique Crenn s’installe en Indonésie, où elle sera, déjà, la première femme à la tête d’une brigade 100% féminine, avant de revenir en Californie, à Los Angeles, puis à Frisco, où elle retrouve un peu de sa Bretagne natale, l’océan et les falaises, un formidable sentiment de liberté en plus. Son restaurant est aussi «sa maison», où elle entend recevoir ses hôtes comme chez elle, éveiller en eux des émotions, des réminiscences personnelles. Un restaurant, dit-elle en substance, c’est d’abord une manière de se connecter aux autres.
(Veronique Zbinden)