Plusieurs Suisses se sont établis au Chili, dans la viticulture. On les a suivis à la trace, de la vallée de l’Aconcagua, au nord de Santiago, à la région d’Itata et à Bio-Bio, nouvelle coqueluche de la critique internationale.
A100 km de l’atterrissage, dans l’axe de la piste de l’aéroport de Santiago, l’avion survole la vallée de l’Aconcagua. Grande productrice de fruits, arrosée par un système de canaux qui rappelle les bisses du Valais, cette cuvette, qui a pris le nom du plus spectaculaire sommet des Andes, est aussi propice à la vigne. Et elle est traversée par les camions à containers qui, du port de Valparaiso, expédient en Chine les vins… argentins de la région de Mendoza, de l’autre côté de la cordillère, franchie à tombeau ouvert par un col.
C’est dans cette vallée de l’Aconcagua que Mauro von Siebenthal s’est établi, il y a vingt ans. Cet ex-avocat tessinois sexagénaire, qui a étudié le droit à Genève, a refait sa vie au Chili. Aujourd’hui, son domaine couvre 32 hectares et produit plus de 200 000 bouteilles.
En 2006, il créait la sensation: son assemblage de cabernet sauvignon, carmenère et petit verdot, Monteilig 2004, était sacré meilleur vin rouge du Concours mondial de Bruxelles. «Il m’a fallu dix ans pour voir un retour sur investissement», avoue-t-il. Sa cave, qui contient plusieurs dizaines de barriques de chêne français et américain, est toute proche de celle d’Erraruriz, un des grands noms du vin chilien (dont le chef œnologue, Francisco Baettig, a des ancêtres lucernois).
Rejoint par son fils Matteo, 30 ans, qui a étudié la viticulture au Tessin, Mauro von Siebenthal est fier d’avoir réussi à distribuer ses vins dans 400 restaurants de Santiago. En Suisse, ses vins sont proposés par le vigneron de Losone (TI), Angelo Delea, «un ami de toujours». Puissants, très extraits, boisés, ses rouges, aptes au vieillissement et élaborés avec l’œnologue Stefano Gandolini, obtiennent souvent des hauts pointages de la critique internationale. Ils ne font pourtant pas l’unanimité: le journaliste chilien Eduardo Brethauer, qui publie un original guide annuel, Vinos con Cuento, leur préfère les vins d’un autre Suisse, Jean-Michel Novelle. Le talentueux Genevois est resté l’«œnologue volant» de la famille Garcès-Silva. Il suit depuis plus de dix ans leur domaine, Amayna, dans la vallée de San Antonio, proche de Valparaiso, où il signe des vins personnels, en blanc (sauvignon et chardonnay) comme en rouge (syrah et pinot noir).
Actif dans la défense de la vallée de l’Aconcagua, moins vaste et donc moins connue que Maipo, Maulé ou Colchagua (les grandes régions viticoles du centre du Chili), Mauro von Siebenthal propose une caisse des bouteilles des meilleurs domaines, comme le font les Grisons de Vinotiv ou les Vaudois de la Baronnie du Dézaley. Il est aussi le plus grand acteur en volume d’un mouvement qu’il a initié en 2009, le MOVI, contrepoint des grandes caves exportatrices de l’industrie du vin chilienne. Au départ, ils étaient douze, aujourd’hui, ils sont trois fois plus. On y trouve des vins produits par de petits vignerons qui travaillent eux-mêmes leurs vignes et élaborent leurs propres vins, souvent éloignés des standards des grandes caves qui ont fait la réputation, à double tranchant, du bon rapport qualité-prix des vins chiliens vendus en supermarché dans le monde entier.
Et c’est vrai que le pays sud-américain est toujours en mouvement, et pas seulement parce qu’il subit régulièrement des tremblements de terre – le dernier en 2010, qui fit des dégâts dans de nombreuses caves. Dernière région qui a le vent en poupe, Itata, au sud-ouest de la ville de Conception. C’est un peu plus bas, à l’embouchure du rio Bio-Bio, que débarqua le premier conquistador espagnol, Pedro de Valdivia, en 1536, avant de s’en aller fonder Santiago. Et c’est aussi au XVIe siècle qu’on fait remonter l’arrivée de la vigne au Chili. Les Jésuites y cultivèrent de nombreux cépages. Puis, lors de l’émigration des Européens, trois, puis quatre siècles plus tard, c’est là aussi qu’ils débarquèrent.
Parmi eux, des Suisses, actifs dans la viticulture et le commerce du vin. Comme la famille Gruebler. Aujourd’hui, on peut visiter la maison garnie par un des descendants, Carlos Gruebler Dardel, d’un invraisemblable bric-à-brac, qui va d’objets amenés de Suisse jusqu’à une collection de tout objet qui a été produit en Amérique du Sud, ce dernier siècle.
Dans un paysage de collines bucolique, le vignoble, collection ampélographique de plus de 300 cépages, s’étend devant la vieille bâtisse, reconstruite à l’identique après les tremblements de terre de 1939, 1960, 1985 et 2010.
Un œnologue de Conception, William Anderson, y refait du vin depuis 2015: le raisin fermente dans les lagars, vastes cuves ouvertes en pierre, avant d’être logé dans des récipients en plastique, et ce en attendant le retour de fûts, lorsque la situation économique le permettra.
Plus haut, entre les forêts plantées intensivement pour obtenir du bois fraîchement coupé dont on fabrique la cellulose, le paysage viticole est stupéfiant: à 900 m d’altitude, comme en plein ciel d’un azur limpide, on cultive, traditionnellement avec l’aide de chevaux, de très vieux ceps en gobelet, appelés ici en «rulo cabeza», à ras la terre granitique, de païs, le cépage amené par les premiers Espagnols, de moscatel et de cinsault.
Une communauté de viticulteurs qui les cultive «à sec», sans irrigation, en «dry farming», ce qui est rare au Chili, les valorise en vin mousseux, sous le nom provocateur de Brutall, trouvé par le journaliste Eduardo Brenthauer, un inconditionnel des vieux cépages, abandonnés au profit du cabernet sauvignon ou de la carmenère, plus productifs.
Dans la plaine d’Itata, le Thurgovien Rudy Rüch passe sa vie sur son tracteur sur les 17 hectares de la Vinà Chillan – qui signifie «là où le soleil reste», en langue mapuche. Avec les pionniers de la viticulture bio en Suisse, Roland et Karin Lenz, du même village thurgovien d’Uesslingen-Buch, ils ont monté ce domaine, il y a un peu plus de quinze ans.
A 46 ans, Rudy Rüch a fondé sa famille au Chili. La cave est trop vaste, car la plupart des vins partent après fermentation en bateau pour la Suisse, où ils sont élevés chez les Lenz, en Thurgovie. Sur la route no 5, la légendaire Panaméricaine, Chillan est devenu une étape appréciée, avec quelques chambres. Et un restaurant italien, tenu depuis un an par un jeune couple des Dolomites, permet d’y faire d’excellents repas, arrosés des vins du cru.
Convaincu par un œnologue d’origine française, Rudy propose même sur place une gamme de vins «Naturista», avec très peu de soufre. Les vignes sont cultivées en bio, certifiée par un label allemand depuis près de quinze ans, les intrants limités au minimum (sans cuivre!), grâce au climat à la fois frais la nuit et très chaud la journée, et à une pluviosité adéquate.
Le sud du Chili – qui est l’équivalent du nord dans notre hémisphère! –, connaît un développement prometteur à cause du dérèglement climatique, comme le phénomène d’El Niño. Un des premiers à s’installer dans la région de Bio Bio fut l’œnologue Felipe de Solminihac. Marié à une descendante suisse, il a, par alliance, de la famille de même origine dans la région, comme Maria Victoria Peterman.
Cette forte femme étonnante, dont les ancêtres sont venus du Jura à la fin du XIXe siècle, et qui se dit «citoyenne du monde», reçoit autour d’un repas improvisé dans son chalet, au milieu de ses vignes de chardonnay, à Alto Las Gredas, près de Temuco.
Son vin, produit depuis 2009 et vinifié à Santiago par Felipe de Solminihac, est reconnu comme un des meilleurs du Chili: il a obtenu une médaille d’or cet automne au concours des vins chiliens chapeauté par le Concours mondial de Bruxelles. L’œnologue produit aussi dans ses propres vignes de Traiguen, à Bio-Bio, replantées sur des terrains qui appartenaient à sa belle-famille suisse, des vins d’une grande fraîcheur: le chardonnay Sol de Sol (jeu de mots à tiroirs, à la fois sur le sol-terroir, le soleil et Solminihac…), ainsi que du pinot noir et du sauvignon blanc, que le critique Eduardo Brethauer salue parmi ce qu’il appelle les «vins extrêmes».
A Santiago du Chili, le domaine de Felipe de Solminihac se nomme Aquitania. Il a longtemps porté les prénoms («Domaine Paul Bruno») de ses associés bordelais, feu Paul Pontallier, directeur du Château Margaux, décédé en 2016, et Bruno Prats, l’ancien propriétaire du Château Cos d’Estournel, qui vit dans les hauts de Morges (VD).
A Penalulen, au pied de la Sierra Manque, ces quelque 20 hectares de vignoble d’un seul tenant menacent de se faire grignoter par la mégapole où vivent plus de cinq millions de Chiliens. Construit à l’américaine, avec une priorité aux chais, il regarde vers la ville: au pied de sa tour-observatoire, on y produit le Lazuli, un des plus accomplis et plus subtils parmi les cabernets sauvignons chiliens, élevé plus d’un an en barriques de 400 litres. Dans la banlieue de la grande ville, la philosophie est à mille lieues des collines boisées d’Itata. «Les meilleurs vins du Chili sont les pinots noirs du Sud et les cabernets sauvignons des régions du Centre, qui, grâce au climat, parviennent à une maturité parfaite. Nous ne voulons pas que la carmenère, souvent proposée dans un style commercial, deviennent l’emblème du Chili comme le malbec l’est de l’Argentine», affirme Eduardo de Solminihac, fils de l’œnologue et directeur commercial d’Aquitania.
Du nord au sud, marqué par l’influence européenne depuis la colonisation espagnole, le Chili présente des facettes très différentes. Et c’est bien ce qui en fait tout son éclat.
(Pierre Thomas, de retour de Santiago)